L’âme est un vaste pays
*
1984
Deux mots sur le film La fille prodigue, de Jacques Doillon :
il m’a laissé mal à l’aise. Les familles m’horripilent, les liens du sang me
dégoûtent. […] En outre, j’ai trouvé la dernière séquence abjecte – celle où
les deux sœurs contemplent un nouveau-né avec l’air niais qu’on affiche
toujours en cette occasion. Cette fin optimiste (affirmation de la vie) est,
comme le disait l’oncle Arthur, une façon de penser non seulement absurde, mais
vraiment infâme, une amère ironie en présence des souffrances sans nom de
l’humanité.
*
Nos vies sont des déserts jonchés
de cadavres.
*
Nous vivons entourés de petits
hommes, respectables pères de famille – qui mourront aussi bien pour la
république que pour la royauté – et vertueuses matrones toujours prêtes à se
dévouer (c’est-à-dire : à vouloir contrôler autrui) qui ne cessent de se
reproduire et de couvrir la terre de leurs ignominieuses bassesses.
*
A quoi bon ce voyage de l’utérus
à la tombe ?
*
Je me demande souvent si les
autres éprouvent vraiment d’autres émotions, si l’existence peut ne pas être
cette « tartine de merde » dont parle Michel Contat.
*
Je ne puis m’empêcher d’avoir une
piètre opinion des femmes qui procréent. Elles perdent beaucoup de leur
humanité à mes yeux. Savoir que c’est un préjugé stupide ne suffit pas à me
l’enlever.
*
Elle n’est pas de celles avec qui
l’on couche, mais de celles qu’on épouse. Elle rêve d’ailleurs de se remarier
et d’avoir d’autres enfants. Très peu pour moi.
*
A côté de moi, une mère et sa
fillette. La mère ne cesse de dévaloriser son enfant, de la critiquer, de
l’humilier. Je l’ai souvent observé : il n’y a pas de pire ennemi pour une
fille que sa mère. A travers les générations, chacune se venge de ce que sa
propre mère lui a infligé.
*
Comme le dit Ingmar
Bergman : « Chaque femme vit avec un saboteur en elle qui a la voix
de sa mère. »
*
Ma religion à moi, c’est le
dégoût de soi et de l’humanité ; une religion difficile à faire partager.
*
Comment font-il tous autour de
moi pour supporter, pour aimer la vie ? Et quelle folie les pousse-t-elle
à la perpétuer ?
*
Au-delà d’un certain seuil de
déplaisir, il est absurde de persévérer dans l’existence. Il n’est hélas !
pas si facile d’en prendre congé.
*
Nous ne devons jamais perdre de
vue que la terre n’est qu’une vaste colonie pénitentiaire. Quels crimes
avons-nous bien pu commettre pour y aboutir ? Quant au vase des
lamentations, il ne contient que des flaques d’inutilité.
*** ***
***
La tentation nihiliste
*
1989
Comme l’écrivait Virginia
Woolf : « Il faut que je m’oblige à regarder en face cette vérité
tangible qu’il n’y a rien… rien pour personne. Travailler, lire, écrire, ne
sont que des faux-semblants, ainsi que les relations avec les gens. Oui, même
avoir des enfants n’arrangerait rien. »
*
Vouloir des enfants, c'est
vouloir se venger de son passé. C'est pour la femme faire don à sa propre mère
de sa haine et pour l'homme rivaliser avec son père ou avec Dieu dans le
fantasme imbécile d'une postérité. Et c'est pour chaque couple un remède au
désespoir. Quand la vie a trompé nos attentes, quand on a renoncé à se créer
soi-même, quand on pressent que tout est foutu, alors plutôt que de se rendre à
la morgue, on convie sa famille et ses proches dans un lieu plus sinistre
encore, parce que plus kitsch : la maternité.
*
N'oublions jamais qu'il y a dans
le suicide moins de folie qu'on voudrait le croire et plus de clairvoyance
qu'on oserait l'imaginer.
*
Par leurs actes, les assassins
cérébraux entendent affirmer leur Moi, mais aussi punir une société corrompue
et injuste. Ils souscrivent au mot de Gauguin : « La vie étant ce
qu’elle est, on rêve de vengeance. »
*
Le drame de l'homme se joue moins
dans la certitude de son néant que dans son entêtement à ne point s'y résigner.
*
Pour nous autres, hommes de la
modernité, l’existence est une virée folle sur une autoroute maculée de sang,
partant de l’échangeur de l’ennui et s’achevant dans la terreur du néant.
*
Une fois arrivé au terme du bail
qui nous lie à ce croupissoir, quel locataire serait assez insensé pour vouloir
le renouveler ? Le seul motif qui nous inciterait à prolonger le séjour
serait la peur de nous retrouver à la porte de notre taudis, nus dans le froid
et la nuit. Mais que craindre du néant de la mort, nous qui avons si souvent
affronté dans une feinte allégresse le vide de l’existence ?
*
La visite du bagne de Toulon, où
six mille galériens, enchaînés les uns aux autres, subissaient un sort plus
affreux que la mort, lui procura les premiers vertiges et les premiers
écœurements philosophiques. Ne sommes-nous pas tous comme les bagnards de
Toulon, compagnons d’infortune d’une colonie pénitentiaire ? se demanda
Schopenhauer. La balance de l’existence est lestée de trop de tourments pour
trop peu de bien. Ce monde ne peut être l’œuvre d’un Dieu plein de bonté, il
est entre les mains d’un tortionnaire convulsif qui n’a créé ses victimes que
pour le plaisir de les estropier…
*
Sa philosophie, Schopenhauer la
nourrit de ses expériences, de ses hontes, de ses doutes, de ses exaspérations.
Avec lui, comme plus tard avec Kierkegaard et Nietzsche, la philosophie cesse
d’être une explication à distance : désormais, elle prétend être une avec
l’expérience même, trouvant son origine non pas dans l’étonnement, mais dans
une douloureuse stupéfaction et dans la certitude que le « seul bonheur
est de ne pas naître ».
*
Dérisoire : ainsi Paul Rée
juge-t-il le spectacle qu’offrent ces colonies de philosophes occupés à gaver
de sens un monde dont l’haleine pue la souffrance et l’absurde.
*
Tout est infâme, ressasse Klima,
ce philosophe du dégoût : « Enfant, je haïssais tout le monde, la
moindre caresse me faisait vomir… », ainsi commence l’autobiographie de ce
misanthrope excentrique qui prétendait aimer les humains à sa manière –
c’est-à-dire comme des poux. Et qui rêvait d’anéantir l’humanité tout entière,
d’un seul coup, gaiement, sans colère. Sans trop y croire non plus, car
« quiconque n’est pas un sceptique absolu est un salaud absolu ».
*
Par bravade, compassion ou
sadisme, on ne peut plus reculer face à la thérapie ultime : la thérapie par le
vide. Euthanasie oui, mais planétaire, clame Louis Wolfson, Il s’agit
maintenant de trouver le réconfort et le plaisir là où ils sont : dans la
production ininterrompue de bombes atomiques et thermonucléaires qui, en dépit
des simagrées des pacifistes, permettront enfin de réussir un suicide collectif
complet « avant que ne commence encore un autre millénaire de tortures
ici-bas ».
Sur les modalités pratiques de cette
euthanasie, Wolfson est intarissable : on pourrait, par exemple,
préprogrammer l’explosion à une certaine date. Cela se ferait, bien sûr, sous
surveillance internationale. La population assisterait devant des écrans
témoins à son anéantissement : pour une fois, même drogués ou dopés, nous
serions les acteurs de notre destin. Et cette foutue planète, cette fabrique de
cadavres, s’éteindrait, elle aussi, délestée enfin de ses parasites.
Quelque chose de merveilleux se produirait
alors, quelque chose qui est décrit dans la Bible : « … Et la mort ne
sera plus, et il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleur, car les choses
premières auront disparu » (Apocalypse, XXI, 4). Wolfson ne parvient pas à
comprendre pourquoi les Eglises sont tellement contre la Bombe, alors que c’est
la promesse même d’une prochaine fin du monde qui a attiré les premiers chrétiens
vers leur nouvelle religion, il y a deux millénaires.
*
Même
s’il prétend déjouer toute définition, briser toute limitation, le dandy a ses
idées fixes, ses obsessions, ses articles de foi. Comme il n’exècre rien tant
que la vulgarité, on ne s’étonnera pas du mépris dans lequel il tient la
procréation, les familles et les enfants.
*
« Entraîné
par la sourde volupté du suicide, je cède machinalement à l’obsession et
presque à la fascination des bagatelles, écrivait Henri-Frédéric Amiel. Il me
plaît de me laisser détruire, d’échapper à ma vocation, de m’annuler, de me
faire eunuque ; c’est bizarre, c’est un goût dépravé, c’est la soif de la
mort, c’est un instinct éminement bouddhique. »
*
L’estime
de soi, Amiel l’avait bradée tout au long de sa confession. Le Journal dévora
sa vie ; il se laissa faire, persuadé que la seule infortune est d’être
né. L’existence, Amiel l’avait compris, est un roman de la désillusion, tiré à
des millions d’exemplaires, distribué en poche et à titre gracieux aux passants
de chaque siècle.
*
On refuse au nihiliste le titre
de philosophe, on lui reproche d'usurper sa place et de singer la pensée sans
la pensée même : le philosophe doit être le phare de l'humanité, et l'on
ne conçoit pas que ce phare puisse éclairer un charnier ou, pis, une mer
d'insignifiance.
*** ***
***
Manifeste pour une mort douce
(en collaboration avec Michel Thévoz)
*
1992
Les Suicidologues, qui luttent
pour la reconnaissance du droit à une mort douce, se heurtent à des adversaires
de tous bords. […] Il y a d’abord les juges. Ceux qui disent : la vie t’a
été donnée, elle te sera retirée. Attends ton heure. Tu as été enfanté dans la
douleur, tu as vécu dans la douleur, tu dois
mourir dans la douleur.
*
Les philosophes eux-mêmes, s’ils
ne veulent pas être déconsidérés comme le furent les cyniques, les
schopenhauériens ou les stirnériens, respectent la règle du jeu : tout
remettre en question sauf notre présence sur cette motte de terre où, entre
deux massacres, nous lançons des appels de détresse, des S.O.S. pathétiques et
vains qui ne nous dissuadent pas cependant de continuer à œuvrer à la
perpétuation de l’espèce : plus les temps sont catastrophiques, plus la
semence impérissable de la douleur est généreusement prodiguée.
*
Les partisans de la vie à tout
prix prônent l’encouragement à la natalité comme un antidote au vieillissement
de la population. Etrange raisonnement ! […] Un enfant, c’est un futur
vieillard, est-il besoin de le rappeler !
*
La surpopulation est déjà
dramatique dans le tiers monde, elle excède déjà considérablement la capacité
d’absorption des pays démographiquement les plus stables, c’est-à-dire les pays
les plus riches. En vérité, les natalistes sont des apprentis sorciers qui
veulent combattre le mal par le mal pour faire barrage à ce qu’ils considèrent
comme une invasion. Le respect de la vie qu’ils invoquent n’est que l’alibi
d’une conception raciste de la démographie.
*
En substituant à la
« solution finale » une idéologie nataliste, on produit des effets
sensiblement analogues : l’enfer des handicapés congénitaux condamnés à
vivre, l’acharnement thérapeutique et le supplice des agonisants, la
surpopulation dans le tiers monde, c’est-à-dire la famine et le génocide. Ainsi
conçu en contre-dépendance du nazisme, le soi-disant humanisme n’est qu’un
totalitarisme inverti, honteux et pervers.
*
Vivre ne doit pas obéir à un
devoir mais à une envie. Nous n’avons pas demandé à naître, et nous ne devons
consentir à la vie qu’en vertu d’un contrat renouvelable de jour en jour et
résiliable dans la même échéance.
*
Dans une société humaine menacée
par la surpopulation et par ses propres déchets, il y a quelque élégance à
s’effacer.
*
Comme si l’on pouvait jamais
guérir du malheur d’être né… Mais après tout, pourquoi pas ? Les fictions
consolatrices anesthésient la conscience et aident à supporter
l’existence : en vertu de quel principe s’en priverait-on ? La
lâcheté aussi fait partie des droits inaliénables de l’homme.
*
Une pression s’exerce de tous
côtés pour nous faire croire que la vie est quelque chose d’unique et de
désirable, de merveilleux et de chatoyant (nous apprenons vite, et souvent à
nos dépens, qu’elle est insipide, brutale et vaine).
*
Interrogé sur les récents
événements qui ont agité la planète (guerre du Golfe, désintégration du bloc
communiste, renaissance des nationalismes, instauration d’un nouvel ordre
mondial, etc.), Claude Lévi-Strauss a considéré qu’il ne s’agissait là que de
broutilles en regard du péril qui menace à brève échéance l’espèce humaine
: la surpopulation. Or la science, décidément sans conscience, mobilise
aujourd’hui les savants les plus éminents et la technologie la plus
sophistiquée pour développer la procréation artificielle. […] Quant au tiers
monde, qui n’est pas encore prêt à pratiquer cette forme de bouturage humain,
nous lui déléguons l’inlassable Mère Teresa pour prêcher la bonne parole,
c’est-à-dire stigmatiser la contraception. Bref, tous les moyens paraissent mis
en œuvre pour aggraver une catastrophe sur laquelle, au demeurant,
l’information, ou plutôt la contre-information, fait le black-out.
*** ***
***
Le rire du diable
*
1994
Nous nous garderons bien de
contredire Schopenhauer qui prétendait qu’aussitôt après l’acte amoureux on
entend rire le diable…
*
Je demeurais persuadé que nous
sommes des poussières de solitude en quête de réconfort, mais que ce réconfort,
seul un cocktail létal peut nous l’apporter.
*
L’attitude janséniste du
lieutenant L. qui jugeait le sexe rasoir – sauf entre les pages d’un livre ou
sur un écran de cinéma – ne laissait pas de nous surprendre. Nous étions prêts
à abonder dans son sens, à juger d’un anachronisme écœurant tous les
comportements liés à la perpétuation de l’espèce, mais nous n’en tenions pas
moins à ces frissons exquis, à ces instants de jouissance où tout le poids et
toute la médiocrité du réel s’abolissent.
*
Je ne
pourrai même pas dire que la vie a trompé mes attentes, car j’ai très vite
compris qu’il n’y avait rien à attendre de l’existence, cette grande curée où nous
sommes tantôt le gibier, tantôt le chasseur. Nulle amertume cependant chez moi.
Simplement la conviction que le jeu n’en vaut pas la chandelle.
*
Dieu arpente son bureau,
lorsqu’il aperçoit de sa baie vitrée le Diable traînant derrière lui une vieille
caisse. Intrigué, Dieu appelle son majordome et lui demande : « Qu’y
a-t-il dans cette caisse ? » Ce dernier lui répond : « Un
homme et une femme. » Dieu, désemparé, consulte ses dossiers et, soudain,
se souvient : « Ah oui… cette expérience ratée… Est-ce qu’ils vivent
toujours ? »
*
Je m’étais mis en tête d’écrire
un livre qui aurait dû décider tout homme sensé à jeter, une fois pour toutes,
sur lui-même, sur les autres et sur la vie entière la déconsidération qu’ils
méritent.
*
Chez Schopenhauer, l’hostilité au
suicide me déplaisait. Je préparais au contraire, comme dernière partie de mon
œuvre de longue haleine, une stoïque proposition de suicide universel. Ce
n’était pas une plaisanterie : je ne voyais guère d’autre issue. Non pas
le suicide individuel, mesquin et inutile, mais le suicide en masse, le suicide
conscient, délibéré en commun de façon à laisser la terre seule et déserte en
train de tourner inutilement sous les cieux.
*
Apôtre d’un nihilisme radical, je
ne consentais à vivre qu’avec la bouffonne espérance de faire mourir tous les
hommes avec moi. Je soutenais par ailleurs qu’il n’y avait qu’un seul geste
charitable : étrangler les enfants à la naissance, qu’un seul acte
moral : s’abstenir d’en faire, qu’une seule revendication politique
justifiée : le droit pour chacun d’exercer un contrôle sur sa propre mort.
*
Seul le renoncement à la
procréation, c’est-à-dire le suicide de l’humanité, serait à même, prétend
encore le lieutenant L., de mettre un terme à cette immémoriale haine des sexes.
*
J’éprouve une sympathie toute
particulière pour ce patient qu’évoque un psychanalyste qui n’a pas réussi à le
prendre dans son filet. Cet homme est à la maison quand il apprend que son fils
est né. Il décide de se rendre à la maternité avec son vélo. « Il
pleuvait, c’était un mardi », précise-t-il. Il arrive assez vite à
l’hôpital, mais là, plutôt que de s’arrêter, il dépasse le bâtiment et poursuit
sa route toujours juché sur sa bicyclette. Il ne vit jamais son fils, il ne
reparla plus jamais à sa femme. Il quitta la région sans se retourner.
« Je suis un voyageur », expliquait-il. Sans doute pensait-il qu’il
serait préférable de coudre les femmes et de fuir au plus loin et au plus vite
dès lors que le piège de la maternité se referme sur nous.
*
Edmund Kemper, ce serial killer
qui justifiait sa nécrophilie avec un humour digne d’Oscar Wilde :
« L’aspect le plus attirant d’un charmant cadavre est l’absence de
conversation futile après l’amour. » Ce même Kemper, un vendredi de Pâques,
tua sa mère, lui coupa la tête et la posa sur une étagère. Il nia l’avoir
utilisée comme cible pour un jeu de fléchettes, mais confessa qu’il avait passé
le week-end pascal à lui hurler des injures : « Je lui ai crié les
choses que je voulais lui dire toute ma vie et, pour la première fois, sans
être interrompu », ce qui constitue une forme de thérapie inédite, mais
certainement efficace, qui mérite de supplanter la psychanalyse.
*** ***
***
Le cimetière de la morale
*
1995
Sur un
point cependant ils1 s’accordent : leur refus de l’existence,
dont jamais ils ne perdent de vue l’horreur. Ils considèrent pour la plupart la
procréation comme un crime, la création comme une faute de goût, la société
comme une association de malfaiteurs et le suicide comme leur honneur, quand ce
n’est pas leur devoir.
[1.
les divers écrivains dont l’ouvrage brosse le portrait]
*** ***
***
Topologie du pessimisme
*
1997
Comme je regrette que mon père n’ait pas dit un certain soir à ma mère que
dans la vie il faut choisir entre la lucidité et la fécondité.
*
Si elles n’ont pas daigné avorter, le meilleur service que les mères
puissent rendre à leurs enfants, c’est de mourir jeunes.
*
Flaubert péchait par optimisme quand il prophétisait que le culte de la mère sera une des choses qui
fera pouffer de rire les générations futures. Elles ne pouffent pas ; elle
sacrifient, elles aussi, à ce rite inepte, à cette célébration immonde de la
vie, à cette sanctification de l’utérus.
*
Vouloir guérir les humains, c’est
se condamner au ridicule. Freud d’ailleurs en était conscient, lorsqu’il
écrivait : « Il n’y a qu’un remède et c’est la mort. » Ou
lorsqu’il répondit à une analyste qui trouvait étrange de passer des années à
tenter d’aider un patient alors que des milliers d’êtres humains peuvent être
tués en une seconde par une bombe : « On ne saurait dire lequel de
ces destins l’homme mérite le plus. »
*
La vraie modernité, après Auschwitz et Hiroshima, c’est l’idée que nous ne
méritons pas de survivre, qu’il faut en finir… Nous n’avons plus besoin de
cours de morale, mais de suicidologie
*
Atteindre la sagesse, c’est ne plus aspirer qu’à être le chiffre zéro qu’on
efface du tableau noir.
*
L’acte le plus rationnel est le suicide.
*
Tous sont contre la guerre et
pourtant tous la désirent : elle libère de la tyrannie du quotidien ;
elle promet toutes les obscénités – de l’illusion de la gloire à la volupté du
massacre. Elle rappelle à l’homme qu’il est un loup pour l’homme et qu’il fait
bon hurler avec les loups. Elle permet de se débarrasser à bon compte de sa
progéniture et d’expier l’acte des ténèbres.
*
Le désir que nous avons d’en finir avec nous-même. La guerre met en forme
ce désir.
*
Qu’y a-t-il de plus obscène qu’une femme portant fièrement dans son ventre
un futur cadavre ?
*
Theodor Lessing rappelle que,
pendant deux ans et demi, les plus sages parmi les rabbins ont débattu de la
question suivante : « Eût-il mieux valu que l’univers ne fût point
créé ? ». Selon le Talmud, les académies, après maintes controverses,
se rallièrent à la conclusion suivante : « Il eût mieux valu que le monde réel dont nous avons conscience ne fût
point créé. Il ne fait pas le moindre doute que le plus souhaitable pour
l’humanité est d’arriver à son terme et de se résorber dans l’infini. »
*
Wittgenstein ou l’impalpable épiphanie du Rien. Il est le seul philosophe
moderne à avoir osé parler de la bombe atomique comme d’un médicament amer,
mais salutaire.
*
Quelle est la plus grande falsification littéraire de tous
les temps ? Celle qui a consisté à modifier les deux derniers mots que
Goethe a prononcés avant de mourir : « Mehr nicht ! » – ça
suffit comme ça ! – devenant « Mehr Licht ! » – plus de
lumière ! Un prince des poètes, note à ce propos Thomas Bernhard, ne peut
en aucun cas conclure sa vie par un retentissant « ça suffit », car
cela équivaudrait à un suicide – et un suicidé on ne peut pas en faire un
prince des poètes, n’est-ce pas ?
*
Sentiment de désespoir absolu
cette nuit. J’ai toujours vécu avec l’idée que le suicide serait facile pour
moi. C’est une idée fausse. Il faut pour se donner la mort une force d’âme que
je n’ai pas.
*
A vingt ans, Léonid Andréïev
écrivait dans son journal intime qu’il voulait être l’apôtre de
l’auto-anéantissement. Il aspirait à écrire des livres qui feraient perdre la
raison à ses lecteurs, des livres qu’on lirait comme des cauchemars, des livres
après lesquels il ne resterait plus qu’à se tuer. A vingt ans, j’avais le même
dégoût de l’existence ; je rêvais aussi d’écrire des livres apocalyptiques.
*
La seule fatalité à laquelle le pessimiste est enclin à croire, est celle
du malheur qui se répète et s’hypertrophie de siècle en siècle. A la mièvre
espérance chrétienne ou aux stériles rêvasseries révolutionnaires, il préfère
la contre-eschatologie d’une disparition définitive de l’humanité.
*** ***
***
Une fille pour l'été
*
2000
Maupassant avait fait sien cet aphorisme de Schopenhauer que Cioran tenait
pour décisif : « On peut considérer notre vie comme un épisode qui trouble
inutilement la béatitude et le repos du néant. »
*** ***
***
Un climatiseur en enfer
*
2000
Mettre
au monde un enfant, c’est déjà abuser de lui. A la seule idée qu’il pourrait
donner la vie, tout homme avisé songe qu’il préférerait mourir.
*
Ceux
qui infligent avec une telle outrecuidance la peine de vie en propageant
l’espèce sont les plus mal placés pour condamner la peine de mort.
*
Le rêve
secret du XX° siècle aura été d’entendre « le dernier soupir de
l’espèce ». Encore un rêve déçu.
*
Mon
vieux maître répétait volontiers que dès qu’il sortait de chez lui, le premier
mot qui lui venait à l’esprit était extermination.
Il vivait encore à une époque généreuse où, pour le meilleur et pour le pire,
on se souciait de ses semblables.
*
On a
beaucoup médit d’Hitler : il a quand même réussi à guérir l’humanité de
son optimisme hystérique.
*
L’écrivain
véritable est comme possédé par l’Amok,
cette ivresse meurtrière qui le pousse à saisir son poignard, à se précipiter
dans la rue et à tuer tout ce qu’il rencontre jusqu’à ce qu’il soit abattu
comme un chien enragé. On mesure la valeur d’un écrivain au nombre de ses
victimes.
*** ***
***
Cioran et compagnie
*
2004
Seuls les monstres peuvent se
permettre de voir les choses telles qu’elles sont, répétait volontiers Cioran.
Dans la première partie de sa vie, il n’aurait pas répugné à exterminer une
bonne moitié de l’humanité. Dans la seconde, il rêvait d’une hécatombe
universelle, à la manière de Wittgenstein jubilant à l’idée que la bombe
atomique nous débarrasse d’autrui et nous délivre de nous-même. On en déduira
que Cioran était beaucoup plus fréquentable à la fin de son existence.
*
Il aurait pu écrire à l’instar
d’Auden : « Les désirs du cœur sont aussi tordus que des
tire-bouchons / Ne pas être né est ce qu’il y a de mieux pour l’homme. / En
second lieu, viennent les figures de la danse / Danse tant que tu peux. »
*
L’homme cruel ne concède à la littérature qu’un
mérite : élever le lecteur vers les sommets de la lucidité, puis le
précipiter dans le vide. […] L’homme cruel juge honteux de tenir à la vie. Le
mieux à faire une fois qu’on y est, est d’en sortir.
*
« De l’inconvénient d’être
né » : le génie de ce titre tient à ce qu’il pourrait figurer en exergue
de toute la philosophie moderne, me dit Peter Sloterdijk.
*
Documentaire sur les profondeurs sous-marines : une
excellente occasion de passer de la férocité humaine à celle de nos lointains
ancêtres, plus effrayants encore.
*
Las de régler ses comptes avec l’humanité – et avec
lui-même, Cioran avouait à la fin de sa vie que ce qui le comblerait, ce serait
de voir le soleil exploser et s’émietter, disparaître à jamais.
*
Ce qu’il appréciait chez Bertrand Russell, ce n’était, on
s’en doute, ni son humanisme, ni son progressisme, mais le fait que très jeune
déjà il ait écrit qu’il fallait exterminer le plus grand nombre de gens
possible pour que la somme de conscience diminue
dans l’univers.
*
Il craint de se rater. Il songe que si les lois étaient
faites par des hommes charitables, on faciliterait le suicide de ceux qui
veulent s’en aller.
*** ***
***
Sexe et sarcasmes
*
2009
J’ai envie de mourir à un point
que tu n’imagines pas. Depuis que je suis né, je ne pense qu’à la mort. Mais
malgré tout, je n’arrive pas à mourir.
*
Ma mère me ressassait que seuls
ceux que les dieux aiment ont le privilège de mourir jeunes. Les autres sont
torturés par de mauvais démiurges et ils n’échappent à leurs geôliers qu’au
prix de mille souffrances.
*
Elles avaient honte de leur père.
Pourquoi les enfants ont-ils presque toujours honte de leurs parents ?
Peut-être est-ce une manière de se venger de leur naissance. Peut-être parce
que les parents préfigurent l’avenir.
*
Leopardi noircira plus de six
mille pages pour dresser la carte des illusions à combattre afin de se libérer
du plus vorace des désirs : le désir d’être. Non sans malice, il
interrogea ses amis : souhaiteraient-ils revivre dans des conditions
identiques l’existence qui fut la leur ? Pas un seul ne répondit oui.
*
Que dit encore Maupassant ?
Qu’il faut envisager la mort de ses enfants comme un soulagement, celle de ses
parents comme un accroissement de son bien-être et la sienne comme une
délivrance qui désormais se nommera « Triomphe final ». Je m’en
rapproche.
*
Il parle de l’amour filial avec
une conviction et une émotion que je n’ai jamais éprouvées. Je me sens plus
proche d’Albert Caraco qui, apprenant la mort de sa mère, se demande s’il l’a
vraiment aimée et se voit forcé de répondre non. « Et puis, ajoute-t-il,
elle m’a mis au monde et je fais profession de haïr le monde. » Je tiens Post mortem de Caraco pour un
chef-d’œuvre.
*
Comment a-t-on pu prendre au
sérieux une idée aussi démente que celle de la création du monde par un Dieu
bienveillant, et souscrire à l’impératif le plus criminel jamais édicté :
« Croissez et multipliez-vous ! » ?
*
Un bref poème trouvé dans mes
carnets, mais dont j’ai oublié l’auteur (serait-ce Hadjadj ?). Je ne doute
pas qu’il enchantera Théophile :
J’ai violé le sexe des saintes
A force de bénédictions,
Puis éventré les femmes enceintes
Par d’immondes procréations.
Le Rien, telle est ma filiation.
Mon amour aux tristes caresses,
Prends-moi jusqu’à l’inanition.
Hâtons l’extinction de l’espèce.
*** ***
***
Il est hélas à
craindre, mon cher Roland, que notre « pessimisme » ne s’affirme derechef
comme le plus lucide des réalismes : l’espèce n’aura jamais la sagesse de
s’anéantir, mais s’acharnera sans relâche à souffrir et faire souffrir dans l’inquestionnable
geste de se reproduire… Nous reste le seul réconfort possible : le rire !