mardi 13 novembre 2012

Florilège


L’âme est un vaste pays

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1984

 

Deux mots sur le film La fille prodigue, de Jacques Doillon : il m’a laissé mal à l’aise. Les familles m’horripilent, les liens du sang me dégoûtent. […] En outre, j’ai trouvé la dernière séquence abjecte – celle où les deux sœurs contemplent un nouveau-né avec l’air niais qu’on affiche toujours en cette occasion. Cette fin optimiste (affirmation de la vie) est, comme le disait l’oncle Arthur, une façon de penser non seulement absurde, mais vraiment infâme, une amère ironie en présence des souffrances sans nom de l’humanité.

 

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Nos vies sont des déserts jonchés de cadavres.

 

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Nous vivons entourés de petits hommes, respectables pères de famille – qui mourront aussi bien pour la république que pour la royauté – et vertueuses matrones toujours prêtes à se dévouer (c’est-à-dire : à vouloir contrôler autrui) qui ne cessent de se reproduire et de couvrir la terre de leurs ignominieuses bassesses.

 

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A quoi bon ce voyage de l’utérus à la tombe ?

 

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Je me demande souvent si les autres éprouvent vraiment d’autres émotions, si l’existence peut ne pas être cette « tartine de merde » dont parle Michel Contat.

 

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Je ne puis m’empêcher d’avoir une piètre opinion des femmes qui procréent. Elles perdent beaucoup de leur humanité à mes yeux. Savoir que c’est un préjugé stupide ne suffit pas à me l’enlever.

 

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Elle n’est pas de celles avec qui l’on couche, mais de celles qu’on épouse. Elle rêve d’ailleurs de se remarier et d’avoir d’autres enfants. Très peu pour moi.

 

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A côté de moi, une mère et sa fillette. La mère ne cesse de dévaloriser son enfant, de la critiquer, de l’humilier. Je l’ai souvent observé : il n’y a pas de pire ennemi pour une fille que sa mère. A travers les générations, chacune se venge de ce que sa propre mère lui a infligé.

 

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Comme le dit Ingmar Bergman : « Chaque femme vit avec un saboteur en elle qui a la voix de sa mère. »

 

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Ma religion à moi, c’est le dégoût de soi et de l’humanité ; une religion difficile à faire partager.

 

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Comment font-il tous autour de moi pour supporter, pour aimer la vie ? Et quelle folie les pousse-t-elle à la perpétuer ?

 

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Au-delà d’un certain seuil de déplaisir, il est absurde de persévérer dans l’existence. Il n’est hélas ! pas si facile d’en prendre congé.

 

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Nous ne devons jamais perdre de vue que la terre n’est qu’une vaste colonie pénitentiaire. Quels crimes avons-nous bien pu commettre pour y aboutir ? Quant au vase des lamentations, il ne contient que des flaques d’inutilité.

 

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La tentation nihiliste

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1989

 

Comme l’écrivait Virginia Woolf : «  Il faut que je m’oblige à regarder en face cette vérité tangible qu’il n’y a rien… rien pour personne. Travailler, lire, écrire, ne sont que des faux-semblants, ainsi que les relations avec les gens. Oui, même avoir des enfants n’arrangerait rien. »

 

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Vouloir des enfants, c'est vouloir se venger de son passé. C'est pour la femme faire don à sa propre mère de sa haine et pour l'homme rivaliser avec son père ou avec Dieu dans le fantasme imbécile d'une postérité. Et c'est pour chaque couple un remède au désespoir. Quand la vie a trompé nos attentes, quand on a renoncé à se créer soi-même, quand on pressent que tout est foutu, alors plutôt que de se rendre à la morgue, on convie sa famille et ses proches dans un lieu plus sinistre encore, parce que plus kitsch : la maternité.


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N'oublions jamais qu'il y a dans le suicide moins de folie qu'on voudrait le croire et plus de clairvoyance qu'on oserait l'imaginer.

 

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Par leurs actes, les assassins cérébraux entendent affirmer leur Moi, mais aussi punir une société corrompue et injuste. Ils souscrivent au mot de Gauguin : « La vie étant ce qu’elle est, on rêve de vengeance. »

 

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Le drame de l'homme se joue moins dans la certitude de son néant que dans son entêtement à ne point s'y résigner.

 

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Pour nous autres, hommes de la modernité, l’existence est une virée folle sur une autoroute maculée de sang, partant de l’échangeur de l’ennui et s’achevant dans la terreur du néant.

 

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Une fois arrivé au terme du bail qui nous lie à ce croupissoir, quel locataire serait assez insensé pour vouloir le renouveler ? Le seul motif qui nous inciterait à prolonger le séjour serait la peur de nous retrouver à la porte de notre taudis, nus dans le froid et la nuit. Mais que craindre du néant de la mort, nous qui avons si souvent affronté dans une feinte allégresse le vide de l’existence ?

 

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La visite du bagne de Toulon, où six mille galériens, enchaînés les uns aux autres, subissaient un sort plus affreux que la mort, lui procura les premiers vertiges et les premiers écœurements philosophiques. Ne sommes-nous pas tous comme les bagnards de Toulon, compagnons d’infortune d’une colonie pénitentiaire ? se demanda Schopenhauer. La balance de l’existence est lestée de trop de tourments pour trop peu de bien. Ce monde ne peut être l’œuvre d’un Dieu plein de bonté, il est entre les mains d’un tortionnaire convulsif qui n’a créé ses victimes que pour le plaisir de les estropier…

 

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Sa philosophie, Schopenhauer la nourrit de ses expériences, de ses hontes, de ses doutes, de ses exaspérations. Avec lui, comme plus tard avec Kierkegaard et Nietzsche, la philosophie cesse d’être une explication à distance : désormais, elle prétend être une avec l’expérience même, trouvant son origine non pas dans l’étonnement, mais dans une douloureuse stupéfaction et dans la certitude que le « seul bonheur est de ne pas naître ».

 

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Dérisoire : ainsi Paul Rée juge-t-il le spectacle qu’offrent ces colonies de philosophes occupés à gaver de sens un monde dont l’haleine pue la souffrance et l’absurde.

 

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Tout est infâme, ressasse Klima, ce philosophe du dégoût : «  Enfant, je haïssais tout le monde, la moindre caresse me faisait vomir… », ainsi commence l’autobiographie de ce misanthrope excentrique qui prétendait aimer les humains à sa manière – c’est-à-dire comme des poux. Et qui rêvait d’anéantir l’humanité tout entière, d’un seul coup, gaiement, sans colère. Sans trop y croire non plus, car « quiconque n’est pas un sceptique absolu est un salaud absolu ».

 

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Par bravade, compassion ou sadisme, on ne peut plus reculer face à la thérapie ultime : la thérapie par le vide. Euthanasie oui, mais planétaire, clame Louis Wolfson, Il s’agit maintenant de trouver le réconfort et le plaisir là où ils sont : dans la production ininterrompue de bombes atomiques et thermonucléaires qui, en dépit des simagrées des pacifistes, permettront enfin de réussir un suicide collectif complet « avant que ne commence encore un autre millénaire de tortures ici-bas ».

    Sur les modalités pratiques de cette euthanasie, Wolfson est intarissable : on pourrait, par exemple, préprogrammer l’explosion à une certaine date. Cela se ferait, bien sûr, sous surveillance internationale. La population assisterait devant des écrans témoins à son anéantissement : pour une fois, même drogués ou dopés, nous serions les acteurs de notre destin. Et cette foutue planète, cette fabrique de cadavres, s’éteindrait, elle aussi, délestée enfin de ses parasites.

    Quelque chose de merveilleux se produirait alors, quelque chose qui est décrit dans la Bible : « … Et la mort ne sera plus, et il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleur, car les choses premières auront disparu » (Apocalypse, XXI, 4). Wolfson ne parvient pas à comprendre pourquoi les Eglises sont tellement contre la Bombe, alors que c’est la promesse même d’une prochaine fin du monde qui a attiré les premiers chrétiens vers leur nouvelle religion, il y a deux millénaires.

 

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Même s’il prétend déjouer toute définition, briser toute limitation, le dandy a ses idées fixes, ses obsessions, ses articles de foi. Comme il n’exècre rien tant que la vulgarité, on ne s’étonnera pas du mépris dans lequel il tient la procréation, les familles et les enfants.

 

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« Entraîné par la sourde volupté du suicide, je cède machinalement à l’obsession et presque à la fascination des bagatelles, écrivait Henri-Frédéric Amiel. Il me plaît de me laisser détruire, d’échapper à ma vocation, de m’annuler, de me faire eunuque ; c’est bizarre, c’est un goût dépravé, c’est la soif de la mort, c’est un instinct éminement bouddhique. »

 

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L’estime de soi, Amiel l’avait bradée tout au long de sa confession. Le Journal dévora sa vie ; il se laissa faire, persuadé que la seule infortune est d’être né. L’existence, Amiel l’avait compris, est un roman de la désillusion, tiré à des millions d’exemplaires, distribué en poche et à titre gracieux aux passants de chaque siècle.

 

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On refuse au nihiliste le titre de philosophe, on lui reproche d'usurper sa place et de singer la pensée sans la pensée même : le philosophe doit être le phare de l'humanité, et l'on ne conçoit pas que ce phare puisse éclairer un charnier ou, pis, une mer d'insignifiance.


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Manifeste pour une mort douce

(en collaboration avec Michel Thévoz)

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1992

 

Les Suicidologues, qui luttent pour la reconnaissance du droit à une mort douce, se heurtent à des adversaires de tous bords. […] Il y a d’abord les juges. Ceux qui disent : la vie t’a été donnée, elle te sera retirée. Attends ton heure. Tu as été enfanté dans la douleur, tu as vécu dans la douleur, tu dois mourir dans la douleur.

 

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Les philosophes eux-mêmes, s’ils ne veulent pas être déconsidérés comme le furent les cyniques, les schopenhauériens ou les stirnériens, respectent la règle du jeu : tout remettre en question sauf notre présence sur cette motte de terre où, entre deux massacres, nous lançons des appels de détresse, des S.O.S. pathétiques et vains qui ne nous dissuadent pas cependant de continuer à œuvrer à la perpétuation de l’espèce : plus les temps sont catastrophiques, plus la semence impérissable de la douleur est généreusement prodiguée.

 

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Les partisans de la vie à tout prix prônent l’encouragement à la natalité comme un antidote au vieillissement de la population. Etrange raisonnement ! […] Un enfant, c’est un futur vieillard, est-il besoin de le rappeler !

 

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La surpopulation est déjà dramatique dans le tiers monde, elle excède déjà considérablement la capacité d’absorption des pays démographiquement les plus stables, c’est-à-dire les pays les plus riches. En vérité, les natalistes sont des apprentis sorciers qui veulent combattre le mal par le mal pour faire barrage à ce qu’ils considèrent comme une invasion. Le respect de la vie qu’ils invoquent n’est que l’alibi d’une conception raciste de la démographie.

 

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En substituant à la « solution finale » une idéologie nataliste, on produit des effets sensiblement analogues : l’enfer des handicapés congénitaux condamnés à vivre, l’acharnement thérapeutique et le supplice des agonisants, la surpopulation dans le tiers monde, c’est-à-dire la famine et le génocide. Ainsi conçu en contre-dépendance du nazisme, le soi-disant humanisme n’est qu’un totalitarisme inverti, honteux et pervers.

 

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Vivre ne doit pas obéir à un devoir mais à une envie. Nous n’avons pas demandé à naître, et nous ne devons consentir à la vie qu’en vertu d’un contrat renouvelable de jour en jour et résiliable dans la même échéance.

 

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Dans une société humaine menacée par la surpopulation et par ses propres déchets, il y a quelque élégance à s’effacer.

 

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Comme si l’on pouvait jamais guérir du malheur d’être né… Mais après tout, pourquoi pas ? Les fictions consolatrices anesthésient la conscience et aident à supporter l’existence : en vertu de quel principe s’en priverait-on ? La lâcheté aussi fait partie des droits inaliénables de l’homme.

 

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Une pression s’exerce de tous côtés pour nous faire croire que la vie est quelque chose d’unique et de désirable, de merveilleux et de chatoyant (nous apprenons vite, et souvent à nos dépens, qu’elle est insipide, brutale et vaine).

 

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Interrogé sur les récents événements qui ont agité la planète (guerre du Golfe, désintégration du bloc communiste, renaissance des nationalismes, instauration d’un nouvel ordre mondial, etc.), Claude Lévi-Strauss a considéré qu’il ne s’agissait là que de broutilles en regard du péril qui menace à brève échéance l’espèce humaine : la surpopulation. Or la science, décidément sans conscience, mobilise aujourd’hui les savants les plus éminents et la technologie la plus sophistiquée pour développer la procréation artificielle. […] Quant au tiers monde, qui n’est pas encore prêt à pratiquer cette forme de bouturage humain, nous lui déléguons l’inlassable Mère Teresa pour prêcher la bonne parole, c’est-à-dire stigmatiser la contraception. Bref, tous les moyens paraissent mis en œuvre pour aggraver une catastrophe sur laquelle, au demeurant, l’information, ou plutôt la contre-information, fait le black-out.

 

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Le rire du diable

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1994

 

Nous nous garderons bien de contredire Schopenhauer qui prétendait qu’aussitôt après l’acte amoureux on entend rire le diable…

 

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Je demeurais persuadé que nous sommes des poussières de solitude en quête de réconfort, mais que ce réconfort, seul un cocktail létal peut nous l’apporter.

 

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L’attitude janséniste du lieutenant L. qui jugeait le sexe rasoir – sauf entre les pages d’un livre ou sur un écran de cinéma – ne laissait pas de nous surprendre. Nous étions prêts à abonder dans son sens, à juger d’un anachronisme écœurant tous les comportements liés à la perpétuation de l’espèce, mais nous n’en tenions pas moins à ces frissons exquis, à ces instants de jouissance où tout le poids et toute la médiocrité du réel s’abolissent.

 

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Je ne pourrai même pas dire que la vie a trompé mes attentes, car j’ai très vite compris qu’il n’y avait rien à attendre de l’existence, cette grande curée où nous sommes tantôt le gibier, tantôt le chasseur. Nulle amertume cependant chez moi. Simplement la conviction que le jeu n’en vaut pas la chandelle.

 

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Dieu arpente son bureau, lorsqu’il aperçoit de sa baie vitrée le Diable traînant derrière lui une vieille caisse. Intrigué, Dieu appelle son majordome et lui demande : « Qu’y a-t-il dans cette caisse ? » Ce dernier lui répond : « Un homme et une femme. » Dieu, désemparé, consulte ses dossiers et, soudain, se souvient : « Ah oui… cette expérience ratée… Est-ce qu’ils vivent toujours ? »

 

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Je m’étais mis en tête d’écrire un livre qui aurait dû décider tout homme sensé à jeter, une fois pour toutes, sur lui-même, sur les autres et sur la vie entière la déconsidération qu’ils méritent.

 

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Chez Schopenhauer, l’hostilité au suicide me déplaisait. Je préparais au contraire, comme dernière partie de mon œuvre de longue haleine, une stoïque proposition de suicide universel. Ce n’était pas une plaisanterie : je ne voyais guère d’autre issue. Non pas le suicide individuel, mesquin et inutile, mais le suicide en masse, le suicide conscient, délibéré en commun de façon à laisser la terre seule et déserte en train de tourner inutilement sous les cieux.

 

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Apôtre d’un nihilisme radical, je ne consentais à vivre qu’avec la bouffonne espérance de faire mourir tous les hommes avec moi. Je soutenais par ailleurs qu’il n’y avait qu’un seul geste charitable : étrangler les enfants à la naissance, qu’un seul acte moral : s’abstenir d’en faire, qu’une seule revendication politique justifiée : le droit pour chacun d’exercer un contrôle sur sa propre mort.

 

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Seul le renoncement à la procréation, c’est-à-dire le suicide de l’humanité, serait à même, prétend encore le lieutenant L., de mettre un terme à cette immémoriale haine des sexes.

 

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J’éprouve une sympathie toute particulière pour ce patient qu’évoque un psychanalyste qui n’a pas réussi à le prendre dans son filet. Cet homme est à la maison quand il apprend que son fils est né. Il décide de se rendre à la maternité avec son vélo. « Il pleuvait, c’était un mardi », précise-t-il. Il arrive assez vite à l’hôpital, mais là, plutôt que de s’arrêter, il dépasse le bâtiment et poursuit sa route toujours juché sur sa bicyclette. Il ne vit jamais son fils, il ne reparla plus jamais à sa femme. Il quitta la région sans se retourner. « Je suis un voyageur », expliquait-il. Sans doute pensait-il qu’il serait préférable de coudre les femmes et de fuir au plus loin et au plus vite dès lors que le piège de la maternité se referme sur nous.

 

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Edmund Kemper, ce serial killer qui justifiait sa nécrophilie avec un humour digne d’Oscar Wilde : « L’aspect le plus attirant d’un charmant cadavre est l’absence de conversation futile après l’amour. » Ce même Kemper, un vendredi de Pâques, tua sa mère, lui coupa la tête et la posa sur une étagère. Il nia l’avoir utilisée comme cible pour un jeu de fléchettes, mais confessa qu’il avait passé le week-end pascal à lui hurler des injures : « Je lui ai crié les choses que je voulais lui dire toute ma vie et, pour la première fois, sans être interrompu », ce qui constitue une forme de thérapie inédite, mais certainement efficace, qui mérite de supplanter la psychanalyse.

 

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Le cimetière de la morale

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1995

 

Sur un point cependant ils1 s’accordent : leur refus de l’existence, dont jamais ils ne perdent de vue l’horreur. Ils considèrent pour la plupart la procréation comme un crime, la création comme une faute de goût, la société comme une association de malfaiteurs et le suicide comme leur honneur, quand ce n’est pas leur devoir.

[1. les divers écrivains dont l’ouvrage brosse le portrait]

 

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Topologie du pessimisme

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1997

 

Comme je regrette que mon père n’ait pas dit un certain soir à ma mère que dans la vie il faut choisir entre la lucidité et la fécondité.

 

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Si elles n’ont pas daigné avorter, le meilleur service que les mères puissent rendre à leurs enfants, c’est de mourir jeunes.

 

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Flaubert péchait par optimisme quand il prophétisait que le culte de la mère sera une des choses qui fera pouffer de rire les générations futures. Elles ne pouffent pas ; elle sacrifient, elles aussi, à ce rite inepte, à cette célébration immonde de la vie, à cette sanctification de l’utérus.

 

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Vouloir guérir les humains, c’est se condamner au ridicule. Freud d’ailleurs en était conscient, lorsqu’il écrivait : « Il n’y a qu’un remède et c’est la mort. » Ou lorsqu’il répondit à une analyste qui trouvait étrange de passer des années à tenter d’aider un patient alors que des milliers d’êtres humains peuvent être tués en une seconde par une bombe : « On ne saurait dire lequel de ces destins l’homme mérite le plus. »

 

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La vraie modernité, après Auschwitz et Hiroshima, c’est l’idée que nous ne méritons pas de survivre, qu’il faut en finir… Nous n’avons plus besoin de cours de morale, mais de suicidologie

 

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Atteindre la sagesse, c’est ne plus aspirer qu’à être le chiffre zéro qu’on efface du tableau noir.

 

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L’acte le plus rationnel est le suicide.

 

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Tous sont contre la guerre et pourtant tous la désirent : elle libère de la tyrannie du quotidien ; elle promet toutes les obscénités – de l’illusion de la gloire à la volupté du massacre. Elle rappelle à l’homme qu’il est un loup pour l’homme et qu’il fait bon hurler avec les loups. Elle permet de se débarrasser à bon compte de sa progéniture et d’expier l’acte des ténèbres.

 

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Le désir que nous avons d’en finir avec nous-même. La guerre met en forme ce désir.

 

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Qu’y a-t-il de plus obscène qu’une femme portant fièrement dans son ventre un futur cadavre ?

 

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Theodor Lessing rappelle que, pendant deux ans et demi, les plus sages parmi les rabbins ont débattu de la question suivante : « Eût-il mieux valu que l’univers ne fût point créé ? ». Selon le Talmud, les académies, après maintes controverses, se rallièrent à la conclusion suivante : « Il eût mieux valu que le monde réel dont nous avons conscience ne fût point créé. Il ne fait pas le moindre doute que le plus souhaitable pour l’humanité est d’arriver à son terme et de se résorber dans l’infini. »

 

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Wittgenstein ou l’impalpable épiphanie du Rien. Il est le seul philosophe moderne à avoir osé parler de la bombe atomique comme d’un médicament amer, mais salutaire.

 

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Quelle est la plus grande falsification littéraire de tous les temps ? Celle qui a consisté à modifier les deux derniers mots que Goethe a prononcés avant de mourir : « Mehr nicht ! » – ça suffit comme ça ! – devenant « Mehr Licht ! » – plus de lumière ! Un prince des poètes, note à ce propos Thomas Bernhard, ne peut en aucun cas conclure sa vie par un retentissant « ça suffit », car cela équivaudrait à un suicide – et un suicidé on ne peut pas en faire un prince des poètes, n’est-ce pas ?

 

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Sentiment de désespoir absolu cette nuit. J’ai toujours vécu avec l’idée que le suicide serait facile pour moi. C’est une idée fausse. Il faut pour se donner la mort une force d’âme que je n’ai pas.

 

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A vingt ans, Léonid Andréïev écrivait dans son journal intime qu’il voulait être l’apôtre de l’auto-anéantissement. Il aspirait à écrire des livres qui feraient perdre la raison à ses lecteurs, des livres qu’on lirait comme des cauchemars, des livres après lesquels il ne resterait plus qu’à se tuer. A vingt ans, j’avais le même dégoût de l’existence ; je rêvais aussi d’écrire des livres apocalyptiques.

 

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La seule fatalité à laquelle le pessimiste est enclin à croire, est celle du malheur qui se répète et s’hypertrophie de siècle en siècle. A la mièvre espérance chrétienne ou aux stériles rêvasseries révolutionnaires, il préfère la contre-eschatologie d’une disparition définitive de l’humanité.

 

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Une fille pour l'été

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2000

 

Maupassant avait fait sien cet aphorisme de Schopenhauer que Cioran tenait pour décisif : « On peut considérer notre vie comme un épisode qui trouble inutilement la béatitude et le repos du néant. »

 

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Un climatiseur en enfer

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2000

 

Mettre au monde un enfant, c’est déjà abuser de lui. A la seule idée qu’il pourrait donner la vie, tout homme avisé songe qu’il préférerait mourir.

 

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Ceux qui infligent avec une telle outrecuidance la peine de vie en propageant l’espèce sont les plus mal placés pour condamner la peine de mort.

 

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Le rêve secret du XX° siècle aura été d’entendre « le dernier soupir de l’espèce ». Encore un rêve déçu.

 

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Mon vieux maître répétait volontiers que dès qu’il sortait de chez lui, le premier mot qui lui venait à l’esprit était extermination. Il vivait encore à une époque généreuse où, pour le meilleur et pour le pire, on se souciait de ses semblables.

 

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On a beaucoup médit d’Hitler : il a quand même réussi à guérir l’humanité de son optimisme hystérique.

 

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L’écrivain véritable est comme possédé par l’Amok, cette ivresse meurtrière qui le pousse à saisir son poignard, à se précipiter dans la rue et à tuer tout ce qu’il rencontre jusqu’à ce qu’il soit abattu comme un chien enragé. On mesure la valeur d’un écrivain au nombre de ses victimes.

 

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Cioran et compagnie

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2004

 

Seuls les monstres peuvent se permettre de voir les choses telles qu’elles sont, répétait volontiers Cioran. Dans la première partie de sa vie, il n’aurait pas répugné à exterminer une bonne moitié de l’humanité. Dans la seconde, il rêvait d’une hécatombe universelle, à la manière de Wittgenstein jubilant à l’idée que la bombe atomique nous débarrasse d’autrui et nous délivre de nous-même. On en déduira que Cioran était beaucoup plus fréquentable à la fin de son existence.

 

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Il aurait pu écrire à l’instar d’Auden : « Les désirs du cœur sont aussi tordus que des tire-bouchons / Ne pas être né est ce qu’il y a de mieux pour l’homme. / En second lieu, viennent les figures de la danse / Danse tant que tu peux. »

 

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L’homme cruel ne concède à la littérature qu’un mérite : élever le lecteur vers les sommets de la lucidité, puis le précipiter dans le vide. […] L’homme cruel juge honteux de tenir à la vie. Le mieux à faire une fois qu’on y est, est d’en sortir.

 

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« De l’inconvénient d’être né » : le génie de ce titre tient à ce qu’il pourrait figurer en exergue de toute la philosophie moderne, me dit Peter Sloterdijk.

 

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Documentaire sur les profondeurs sous-marines : une excellente occasion de passer de la férocité humaine à celle de nos lointains ancêtres, plus effrayants encore.

 

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Las de régler ses comptes avec l’humanité – et avec lui-même, Cioran avouait à la fin de sa vie que ce qui le comblerait, ce serait de voir le soleil exploser et s’émietter, disparaître à jamais.

 

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Ce qu’il appréciait chez Bertrand Russell, ce n’était, on s’en doute, ni son humanisme, ni son progressisme, mais le fait que très jeune déjà il ait écrit qu’il fallait exterminer le plus grand nombre de gens possible pour que la somme de conscience diminue dans l’univers.

 

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Il craint de se rater. Il songe que si les lois étaient faites par des hommes charitables, on faciliterait le suicide de ceux qui veulent s’en aller.

 

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Sexe et sarcasmes

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2009

 

J’ai envie de mourir à un point que tu n’imagines pas. Depuis que je suis né, je ne pense qu’à la mort. Mais malgré tout, je n’arrive pas à mourir.

 

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Ma mère me ressassait que seuls ceux que les dieux aiment ont le privilège de mourir jeunes. Les autres sont torturés par de mauvais démiurges et ils n’échappent à leurs geôliers qu’au prix de mille souffrances.

 

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Elles avaient honte de leur père. Pourquoi les enfants ont-ils presque toujours honte de leurs parents ? Peut-être est-ce une manière de se venger de leur naissance. Peut-être parce que les parents préfigurent l’avenir.

 

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Leopardi noircira plus de six mille pages pour dresser la carte des illusions à combattre afin de se libérer du plus vorace des désirs : le désir d’être. Non sans malice, il interrogea ses amis : souhaiteraient-ils revivre dans des conditions identiques l’existence qui fut la leur ? Pas un seul ne répondit oui.

 

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Que dit encore Maupassant ? Qu’il faut envisager la mort de ses enfants comme un soulagement, celle de ses parents comme un accroissement de son bien-être et la sienne comme une délivrance qui désormais se nommera « Triomphe final ». Je m’en rapproche.

 

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Il parle de l’amour filial avec une conviction et une émotion que je n’ai jamais éprouvées. Je me sens plus proche d’Albert Caraco qui, apprenant la mort de sa mère, se demande s’il l’a vraiment aimée et se voit forcé de répondre non. « Et puis, ajoute-t-il, elle m’a mis au monde et je fais profession de haïr le monde. » Je tiens Post mortem de Caraco pour un chef-d’œuvre.

 

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Comment a-t-on pu prendre au sérieux une idée aussi démente que celle de la création du monde par un Dieu bienveillant, et souscrire à l’impératif le plus criminel jamais édicté : « Croissez et multipliez-vous ! » ?

 

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Un bref poème trouvé dans mes carnets, mais dont j’ai oublié l’auteur (serait-ce Hadjadj ?). Je ne doute pas qu’il enchantera Théophile :

J’ai violé le sexe des saintes

A force de bénédictions,

Puis éventré les femmes enceintes

Par d’immondes procréations.

Le Rien, telle est ma filiation.

Mon amour aux tristes caresses,

Prends-moi jusqu’à l’inanition.

Hâtons l’extinction de l’espèce.

 

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Il est hélas à craindre, mon cher Roland, que notre « pessimisme » ne s’affirme derechef comme le plus lucide des réalismes : l’espèce n’aura jamais la sagesse de s’anéantir, mais s’acharnera sans relâche à souffrir et faire souffrir dans l’inquestionnable geste de se reproduire… Nous reste le seul réconfort possible : le rire !